Genre : Recueil de contes horrifiques - Beau livre Citation : « Et ainsi, la jouissance s'évanouissait soudainement dans l'horreur, et l'idéal du beau était devenu l'idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est devenue la Géhenne. » Présentation de l’histoire : Quand Bérénice tourne les pages d'un livre, elle ne sait pas encore qu'elle ouvre un chemin vers L'Île de la fée macabre. Elle tressaillit sous ses draps en regardant le portrait ovale qui la représente, elle, Morella ! Le papier frissonne entre ses doigts tandis que les mots défilent devant ses yeux. La Chute de la maison Usher lui fait peur... Elle sent qu'il bat dans sa poitrine, lui, le Cœur révélateur de ses émotions. Mais chut ! Plus un bruit car elle entend que quelque chose se faufile vers elle. Et relevant la tête, il la regarde, le Chat noir, et lui chuchote quelques sentences... À propos de Contes Macabres ! « Quelque chose de profond et de miroitant comme le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal ! Un vaste génie profond comme le ciel et l'enfer ! » Charles Baudelaire |
♦ Critique par Benjamin R.
« Nevermore », disait le Corbeau, et pourtant... C'est toujours avec le même plaisir qu'on replonge dans les sinistres divagations de l'esprit génial d'une des plus grandes figures du romantisme américain.
Je pense qu'il est tout à fait inutile de présenter Edgar Allan Poe, tant son nom est connu et a inspiré des générations entières d'écrivains, de peintres, de cinéastes et même de scientifiques. Je ne m'étends pas sur le style incroyable de l'auteur, ni sur la traduction de Charles Baudelaire, auteur talentueux dont le travail, même s'il a tout fait pour conserver l'essence même du texte original, n'a clairement pas été sans répercussion sur le texte français. Quand deux des plus grands auteurs du XIXe siècles sont réunis par un seul livre, il est inutile de chercher à faire l'éloge de leur qualité d'écriture, tant sur la plume, la dynamique que le rythme du texte : on se laisse juste emporter par les mots. Le livre, en tant qu'objet, est d'une beauté prodigieuse qui ne laisse aucun détail au hasard : couverture mate aux motifs vernis pour un effet brocard, tranche noire, reliure dos cousus, mise en page soignée et parfaitement étudiée... Un bel ouvrage.
Les intrigues des différents contes ne sont que les itérations d'une même ligne directrice : un jeune homme blasé extrêmement cultivé et à l'intelligence acérée est confronté aux frontières du réel par divers phénomènes paranormaux. Il sera souvent question du rapport intime qu'il entretient avec la Mort et d'une femme à la beauté surnaturelle porteuse d'une indicible attraction (mais comme le fait justement remarquer Baudelaire, il ne s'agit nullement d'amour). La répétition inlassable du même événement... qui pourtant est à chaque fois différente, nous attrape la gorge et nous pousse à lire la suite. Non, on ne s'ennuie jamais, on suit l'artiste dans sa quête perpétuelle du Beau et de l'Esthétisme pur, le goût pour cette macabre poésie qui lui est si particulière. Tout est sombre, que ce soit les personnages torturés ou l'ambiance oppressante. C'est avec un infini plaisir que l'on se plonge, ou se replonge, dans un univers sombre et terrifiant, teinté d'une infinie tristesse et d'un goût certain pour la fatalité. Il est parfois difficile de comprendre les références très nombreuses qui sont semées dans ces contes, mais quelques notes savamment intégrées permettent d'en apprécier toute la saveur. Poe a su retranscrire avec une perfection saisissante cette tristesse qui nous caractérise, cette mélancolie qui nous assaille et nous plonge parfois dans les tréfonds de la Raison, le Cauchemar de notre existence.
Mais outre les textes de Poe, tout l'intérêt de ces contes réside dans leur émulsion avec le travail de Benjamin Lacombe. En effet, c'est grâce à cet illustrateur français que l'ensemble des nouvelles qu'il a lui-même choisi pour ce recueil, obtiennent une existence tangible dans notre réalité. C'est comme si Lady Madeline Usher sortait du livre pour nous hanter, comme si la jeune fille du Portrait Ovale respirait cette vie que son époux captura dans sa peinture. Pourtant les illustrations n'ont rien de réaliste. Elles sont fortement imprégnées de la culture gothique dans le choix des couleurs sombres mêlées de vert et d'ocre, mais aussi dans l'iconographie gracieuse et glauque à souhait. Il y a quelque chose de Burtonien dans ces personnages longilignes, presque desséchés qui vous observent d'un regard morne et triste, pourtant plein de vie et presque dérangeant. Pourtant, de ces nobles figures se dégage une indescriptible prestance, magnifiée par des mises en scènes léchées. On peut lire sur certains visages cette indicible horreur qu'ils éprouvent face au Surnaturel et qui accentue encore un peu plus si c'est possible, la sensation de malaise qu'on peut ressentir à la lecture de certains passages. Les illustrations sont parfaitement intégrées, souvent elles viendront juste à la suite d'une description, sur une page en vis-à-vis du texte. Parfois Sieur Lacombe nous gratifiera même d'un dessin sur une double page pour le plus grand plaisir des yeux. Quelques croquis sont aussi disséminés ici et là et même si le mot peut paraître péjoratif, il faut savoir qu'ils restent sobres, mais porteurs d'une sensation, d'une image particulière, comme si Poe lui-même les avait griffonné pour mieux représenter ce qu'il a voulu nous transmettre par les mots. À cela viennent s'ajouter les lettres ouvragées en début de nouvelle et les multiples ornementations à base de ronces ou de crânes qui viennent enjoliver les illustrations. Rien n'est laissé au hasard, il y a chez Benjamin Lacombe, cette même quête perfectionniste d'une esthétique glauque et étouffante. On en vient à penser que le livre n'est ici pas seulement le lien ténu entre l'âme de l'écrivain et du lecteur, mais qu'il est lui-même doué d'une vie propre, une œuvre d'art à lui seul qui vient compléter la poésie du Maître des Corbeaux et des Chats Noirs. Pour ma part, mon illustration préférée est celle de la défunte Lady Madeline Usher plongeant sur son frère : entre les couleurs surnaturelles et extrêmement travaillées, l'expression terrorisée de Roderick et l'âme éthérée de sa sœur pleine d'une morne tristesse, cette image représente pour moi l'ultime symbiose entre l'écrivain du XIXème et l'illustrateur du XXIème. Toutefois, si je puis me permettre un reproche, je n'en aurais qu'un seul et il est pour la dernière nouvelle, Ligeia. C'est la seule où l'illustrateur s'autorise une (trop) grande liberté d'interprétation et représente à plusieurs reprises Ligeia avec un cygne noir ou une chouette - alors que dans le texte, la Dame aurait plus d'affinités avec le corbeau. Je ne peux pas dire que l'image m'ait déplu, bien au contraire, car j'attache une énorme symbolique personnelle au cygne noir. Mais Poe n'en fait pas du tout mention, aussi ce choix m'a-t-il paru un peu curieux.
Il n'en reste pas moins que les Contes macabres restent un livre prodigieux, un délice à chaque page tournée pour les yeux et l'esprit. Ajoutez à cela la très belle critique élogieuse du travail de Poe écrite par le plus grand poète romantique français, Charles Baudelaire, et vous avez là, le livre parfaitement indispensable pour tout fervent admirateur du poète américain, une œuvre d'art vous dis-je, dont on se repaît avec délectation. Benjamin Lacombe a réussi son pari : celui de faire revivre Edgar Allan Poe, l'espace de deux cents pages seulement.